ZO3. Sortir les poubelles et les pieds devant

Par Anne-Sophie Boudreau et Virginie Savard

 

 

 

C’est juillet, les trottoirs s’encombrent de vieux matelas troués et de meubles fendus. Les poubelles sentent terriblement mauvais dans la moiteur ambiante, elles débordent de caissons de bouteilles et de cartons souillés de repas minute. La fatigue ou la chaleur auront eu raison de la plupart d’entre nous, les tâches s’accumulent à mesure que fuient les minutes et on oublie de vivre à travers la banalité des mêmes gestes en série. 

On dirait qu’on constate plus violemment ces jours-ci les effets de l’assaut continu du quotidien. On l’a attendu tout l’hiver, cet été salvateur qui ne remplit ses promesses qu’à moitié. On pensait qu’il nous sortirait de notre torpeur, mais nous voilà tout aussi épuisé.e.s que le mois dernier ou celui d’avant, à courir après un temps qui s’effiloche et nous file entre les doigts. On bloque une case horaire dans notre agenda pour s’obliger à ne rien faire entre 13h et 15h, mais le cauchemar de rater nos vacances hante nos siestes de chaise longue.

En basse-ville comme en banlieue, les rues et les gens dégagent une étrange impression de trop-plein ou d’épuisement, comme si même le plus grand des ménages ne pouvait suffire à balayer complètement la torpeur. Bien sûr il y a les rires des enfants qui ont fini l’école, il y a les couples qui recommencent à s’aimer parce qu’ils en ont enfin le temps, mais les vacances ne sont qu’un refuge provisoire contre la monotonie chronique. Même quand on rêve de se reprendre en main grâce à un repos bien mérité, on ne se réinvente souvent qu’en surface, et de nouveau la poussière s’étend en couches de plus en plus épaisses sur nos têtes et nos corps alanguis. Chaque jour un peu plus que la veille, il faut prendre des responsabilités, faire preuve de résilience, vivre de compromis et revoir souvent ses priorités, encaisser, céder par commodité, courber l’échine, s’oublier, abandonner ses rêves, sans doute mourir un peu en-dedans, un beau matin faire corvée d’ordures et ne plus jamais en revenir (de l’usage de la figure de style : la pente fatale). 

Si la routine s’est trouvée un peu chamboulée par la fébrilité du déménagement et la perspective d’une pause comme un nouveau départ, elle se refait sans tarder un nid dans nos maisons en désordre, aussi fidèle que pernicieuse. Le temps pour lire ou pour écrire se fait rare, bientôt on abandonne ce projet de roman ou de poésie, on écarte nos aquarelles et on oublie de chercher les trèfles à quatre feuilles en traversant le parc. On trouve certes le temps de faire défiler les profils Facebook ou les pages de blogues, mais ce n’est que parce que l’autobus a du retard – encore. 

C’est cette impression d’engourdissement consentant qui a inspiré Z03. Sortir les poubelles et les pieds devant. Nous ressentions le besoin de résister à l’avalement; pour ce numéro, nous souhaitions faire surgir la poésie qui se cache dans les petites choses mais que l’on perd trop souvent dans la béance du quotidien. Il est vrai que tout le monde ne présente pas la même tolérance à la pression de l’ordinaire; si certain.e.s s’en accommodent, d’autres résistent s’inventant des ennemis jurés ou en partant à l’aventure à travers des paysages impossibles, question de  renouveler par l’imaginaire le sens de sa propre existence. Mais devant le nombre impressionnant de propositions soumises pour ce numéro, on ne peut que constater l’importance de se réinventer par la poésie autant que par les histoires. 

Dans l’appel de textes, nous avons demandé aux gens d’écrire sur le quotidien – aussi bien dire qu’on leur a demandé d’écrire sur ce qui les empêche d’écrire. Qu’il s’agisse d’énoncer, de questionner ou critiquer le quotidien qui les enlise, nos auteurs et autrices ont répliqué avec coeur, ont suivi une foule de directions qui, bien que distinctes, révèlent toutes une certaine urgence d’exister. Certains textes présentent des personnages qui, pour se sentir vivant.e.s, reconnaissent une identité hors du commun aux objets et aux animaux; on rencontre des narrateurs et des narratrices qui cherchent tantôt à défier le sort pour échapper à leurs fantômes, tantôt à comprendre pourquoi les choses sont telles qu’elles sont, dans toute leur fatalité. D’autres sont en quête des fondements de leur identité au fond d’un verre vide ou alors dans les rues d’une ville qui se dérobe sous leurs pas. D’ailleurs, ce numéro propose des dossiers photos, des textes qui se déploient hors de leurs marges pour réinvestir un imaginaire urbain sans cesse à refaire; par l’errance et la photographie, les autrices nous donnent accès à un espace narrativisé qui semble à la fois plus sensible et plus plein. 

Aussi variés soient-ils, les textes présentés ici ont en commun de redéfinir la place de l’être humain au sein d’un fouillis général qui menace de tout étouffer. Par la mise à nu de l’objet, de l’espace et même parfois de l’individu, Z03 cherche à dénicher la beauté de l’instant; en sortant les poubelles et les pieds devant, on fait surgir la beauté parfois laide d’une époque étrange où règnent le périssable et le remplaçable. L’existence, dans toute sa pénible absurdité, n’aura toujours que le sens que l’on veut bien lui donner. 

S’il est vrai que les articles contenus dans ce numéro, en dépit de la magnifique poésie qu’ils contiennent, sont assez douloureux, c’est sans doute parce que le quotidien donne parfois l’impression de nous tuer un peu plus chaque jour, et cela rend difficile d’en apprécier la douceur. Cela dit, malgré la lourdeur évoquée dans les pages de ce blogue, le quotidien regorge de petites choses belles qu’il faut chérir. Car le retour du même offre aussi un répit contre le rythme effréné du monde : il est une sorte de pallier où reprendre son souffle à l’abri de l’enfilade du temps. Qu’ils reviennent une ou cent fois, l’étreinte collante d’un tout-petit avant d’aller au lit ou les draps qui sentent le vent et le soleil après une journée de corde à linge sont pleins d’une douceur qui ne se fatigue jamais, d’une beauté qui se renouvelle toujours encore.

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