Une toute petite lumière

par Jasmine Manseau Khan 

 

Tous les jours la même mission. Développer mes superpouvoirs.
Devenir une super-héroïne.

J’accroche Amélie qui marche trop lentement et qui a l’habitude de crier quand ses pieds frôlent les craques des trottoirs, comme si ça la chatouillait. Je sais que je lui ai fait perdre le compte de ses pas et qu’elle doit recommencer à zéro, en sautant les chiffres impairs, mais je ne m’excuse pas — je la vois jouer l’innocente, boire son jus de pomme avec une paille en plastique à tous les midis. Revois tes priorités, que je lui dirais si je n’étais pas pressée, constamment pressée.

Ce n’est pas parce que la cloche sonne que la journée est finie. Lundi déboule toujours d’autres choses à faire, c’est une avalanche, j’ai dévalé les escaliers quatre à quatre en espérant sortir assez tôt pour ne pas manquer le bus prêt à décoller alors que je lui crie au rétroviseur, juste une minute ! Attendez ! Je vois les langues tirées et les mauvais doigts d’Arnaud, Renaud B et Renaud C, tous levés de leur siège du fond et je sais, sans avoir à les entendre, qu’ils encouragent le chauffeur à démarrer sans moi. Comment espérer, sans turboforce, botter les fesses aux méchants ? Monsieur ! J’arrive, j’arrive ! Comment donc, sans hypervitesse, vaincre l’ennemi le plus redoutable que la Terre aura connu ? Monsieur !

On ne parle pas d’une mince affaire, ici, mais bien de la Pollution, l’affaire de tous.

Je saute dans la gueule de la grosse bête jaune qui pollue et remercie le chauffeur avec le peu de souffle qu’il me reste. S’il semble découragé, c’est qu’il ne sait pas qu’un jour je vais sauver notre planète, autrement condamnée à une mort par effet de serre, en bouchant le trou dans la couche d’ozone. Vraiment, il n’a aucun moyen de savoir que si je suis en retard, c’est qu’il y avait du styromousse dans le bac à canettes, des boulettes de feuilles lignées lancées dans le compost et de la gomme à mâcher sous ma semelle — une gracieuseté de Renaud B. Comme si je n’avais que ça à faire, me rappeler de Renaud B à chacun de mes pas, alors que l’état de l’océan Pacifique est totalement aberrant (ça, c’est madame Johanne qui le dit et elle a bien raison). On l’a vu dans Mission Zéro Déchet, l’émission du mari de madame Johanne, qui passe à chaque jeudi. Sur fond de musique dramatique, la voix grandiloquente de monsieur Johanne insiste : POUR UNE CAUSE GLOBALE, CHAQUE PETIT GESTE FAIT TOUTE LA DIFFÉRENCE !

Sauver la planète, une cochonnerie à la fois, comme dirait Maman — qui ne rit pas de moi, qu’elle précise toujours, mais avec moi. C’est ça, oui! Attends que les rayons lunaires m’accordent enfin leur bénédiction, on verra bien qui rira la dernière. Mais avant, je le sais bien, il me faudra finir mon devoir de maths. Répéter mes tables de multiplication, les mots de vocabulaire de la semaine. Et vider la litière, beurk ! Maman arrivera tard. Je révise mon lundi-avalanche: préparer une soupe poulet et nouilles, réchauffer un bol de maïs en canne, téléphoner à Sarah, espionner les voisins, apprendre à survivre sur un vélo sans petites roues… ça, peut-être une autre journée. Boire plus d’eau, jamais assez d’eau, mais pas de l’eau en bouteille. Réduire, réutiliser, recycler, rembobiner la cassette. Chaque petit geste fait la différence.

Une joue appuyée contre la fenêtre, je remarque entre deux bloc-appartements le signe qui m’est destiné. Tracée à la craie dans le ciel trop clair pour qu’elle y brille de sa force habituelle, la Lune me fait un clin d’oeil. Je vous le dis ! Je l’ai vue ! Et là, c’est mon bloc, suivi d’un autre, d’un duplex, deux duplex et…

J’ai manqué mon arrêt, évidemment. Je débarque cartable en l’air et feu au derrière. La Lune, insultée, s’est sauvée entre cent millions de branches. Il va falloir que je traverse, sans Elle, le parc plein de boue. Ça pue et ça me prend un temps fou, et pourtant, je ne peux avancer sans libérer le sol des cartons, bouteilles, cigarettes et autres saletés qui s’y retrouvent. Difficile, sans ultraréflexes, de ne pas mettre les pieds dans les crottes de chien qui bombardent le paysage. Il reste aussi des escargots que la pluie d’il y a une heure a poussés à l’aventure… Sans infravision ni traduction inter-espèces, comment éviter de les écraser, les pauvres ?

Je sors enfin de cette zone de guerre pour inévitablement en gagner une autre, soit les trottoirs grouillant de vers de terre. Il me vient une pensée profonde: ci-gisent d’innombrables victimes du courant des choses de la vie. J’ai fait ma part, mais ce n’est pas assez. Et ça ne sera jamais assez, tant que je resterai moi, puis même quand je serai grande, qu’est-ce que ça changera ? Je n’aurai quand même jamais plus que deux bras, deux jambes et un coeur, pas de lasers, pas de sonar, pas de télékinésie. Un animal sans défense qui peine à protéger d’autres animaux sans défense. Alors tout continuera : les rhinocéros blancs vont disparaître, les pluies vont empoisonner le sol, les forêts vont être rasées. Laisser tomber ses idéaux est trop facile, me répète la voix insistante et trop sincère de madame Johanne. L’avenir est puisé dans des sources d’énergie renouvelables, continue-t-elle. Mais il n’y a rien d’inépuisable, madame. Si ça se pouvait, moi, je le serais ! J’entends encore le dédain sortir bruyamment des narines de Bruno, Renaud et Renaud, peu impressionnés par le discours passionné de notre enseignante. Ils n’étaient pas seuls à s’en moquer. En silence, je remplissais ma page de cercles graduellement emplis de noir. Une éclipse nécessaire. Chaque petit geste…

Arrivée à la maison, j’ai tout à rapatrier, décortiquer, réorganiser, attaquer. Devoirs, litière, souper, Sarah, laver, rincer et répéter. Maman arrive, bien sûr, tard. Je n’ai pas fait assez de ménage, je n’ai rien compris à mes maths, je laisse Kyoto miauler trop longtemps. Et comment je dois faire pour ne rien oublier sans gigamémoire ? Sans télépathie mère-fille ? Sans toute la lumière que la Lune m’a promise ?

Plus tard, sous les couvertures, je me ramasse en petite boule et j’invoque Son pouvoir entre mes dents, mes doigts et mes orteils. J’alignerais en offrande toutes mes capsules trouvées par terre, tous mes sachets de plastique aux substances-mystère, si c’était ce qu’il fallait. Je veux juste aider, je veux juste aider. J’absorbe la lumière, mais je me fatigue. Comme un petit astre qui s’éteint au gré de la nuit, mon énergie est diffuse, s’emmêle dans mes cheveux pleins de statique et se perd partout.

Normal qu’au matin je n’aie plus une goutte de superpouvoirs.
Tout est à recommencer tout le temps.

Tous les jours la même mission.

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