Le poids des fantômes

par Anne-Sophie Boudreau

 

Un départ, un autre.
Et un retour, inévitablement. L’histoire se répète encore, un peu encore.

Lasse de me débattre avec mon morne quotidien, j’ai choisi cet été de fouler à nouveau le sol du Pérou. J’y suis revenue en cherchant à poser mes yeux différents sur les mêmes façades délavées, à sentir les marques du temps sur ma peau toujours aussi fragile sous la lumière toujours aussi blanche de ses montagnes toujours aussi immenses; mes vieux souvenirs péruviens se voulaient le baromètre d’un intangible changement.

Je suis repartie autant pour me rappeler que pour contempler d’un peu plus près la dizaine d’années qui séparent chacun de mes passages auprès de la si belle cordillère des Andes.

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« Comme tous ceux qui sont fatigués de regarder le mur, on regardait en arrière »
– André ou Nicole (probablement les deux), dans L’hiver de force

 

Une dizaine d’années, et puis quoi encore.
Une myriade d’allées et venues, d’ici et d’ailleurs, d’errances ponctuées de visages et de mains tendues, de peines tues et de sourires à l’envolée.
En y regardant bien, je mesure combien mes mouvements furent erratiques depuis mon premier départ, assez pour rendre flou le souvenir de tous ces petits bouts de moi abandonnés ou glanés par-ci par-là, au-delà des voyages et des années.

Il semble en fait que je ne me sente jamais assez loin, coupable comme Joseph K. de n’être à ma place nulle part.
Un jour sans doute je me rendrai à l’évidence comme d’autres se rendent à la justice,
un jour j’accepterai qu’il me faut cesser de courir et plutôt partir à point, mais pour l’instant je préfère continuer à la chercher, ma place, quitte à me la forcer sous des ciels qui ne me reconnaissent pas tout à fait.

* * *

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« Nous n’avons pas faim de McDo. Nous avons faim de beauté folle et de gestes gratuits. »
– 
Véronique Côté, dans La Vie habitable

 

Je crois que je cherche dans l’ailleurs quelque chose comme les secousses d’une autre poésie, une poésie du dénuement et du désordre, de la révolte.
Je veux me perdre, oublier jusqu’à mon nom et trouver ça beau.

Alors je pars, je flâne avec en tête cet idéal rauque qui surgit des matins changeants de soleil venteux ou de pluie fine, des fleurs et des pierres sans nom, des sentiers qui ne mènent nulle part ou encore de ces moments d’incompréhension dont on se fout éperdument parce que les mots ne comptent pas tant que ça, finalement – à défaut de partager un même langage, partager une bière autour d’un feu sous un ciel lousse et lourd sur nos épaules, pareil à un vieux châle.
Rire ensemble, et le reste suivra.

J’atteins dans l’ailleurs le fantasme d’un refuge en marge des choses et du temps.
Ici, le quotidien grossier m’érode; à force je rapetisse, rapetisse dans ma peau trop grande, et parfois je menace de disparaître.
Aussi il me faut bouger encore et encore, encore un peu, encore sentir mon cœur calquer le pouls du monde, laisser mes talons s’égarer dans ces villes nouvelles, effacer mon altérité à la croisée d’inconnus qui me ressemblent tant, oublier le taux horaire des jours qui se nouent. Il me faut prendre conscience encore, toujours encore, des coutures extensibles de mon corps sans agenda qui ne sait que vivre, juste ça.

L’existence n’est pas un nœud gordien.
S’agit d’en trouver le cœur, et de s’installer à sa place.

* * *

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Lima la grise, 2009

La première fois,
le printemps refusait de céder à l’été, il faisait frais et j’avais 18 ans.

Je n’avais jamais quitté ma banlieue natale de Beauport, mon confort aliénant et ma plate sécurité. Maman, je crois, a pleuré en embrassant mon visage enfoui sous l’immense sac à dos gonflé d’une pharmacie inutile de vêtements immaculés de livres que j’oublierai de lire. En me serrant une dernière fois contre ses seins lourds, j’avais des bulles dans les yeux et j’essayais d’oublier mon cœur tapi tout au fond de sa cage d’os, tremblant à l’idée d’être lâché seul dans le monde.

J’avais peur de partir, alors je suis partie.

À ce moment précis, je suivais délibérément le conseil d’un homme dont j’ai oublié le nom, un obscur professeur de science et technologie, rencontré quelque part au début de mon secondaire. De son enseignement erratique et impressif, en pleine cacophonie de drills de marteaux et de Simon hurlant son index amputé par la scie ronde, j’ai retenu par cœur une leçon qui me guide encore aujourd’hui.

« Les jeunes, oubliez jamais
qu’on ne prend que de mauvaises décisions
quand on se laisse mener par la peur »
– Un professeur, École secondaire de la Seigneurie

Je n’ai jamais vraiment su comment indiquer les dimensions sur un plan et je ne me sers d’un rapporteur d’angles qu’à tâtons; mais malgré ces lacunes aux exigences du ministère, cet homme m’aura à tout le moins amenée à prendre certaines des meilleures décisions de ma vie – et tant pis pour Simon qui, sans doute, aurait conservé son index s’il avait craint davantage les dents voraces de la scie.

Lima

Lima la grise, 2018

Cette fois-ci, c’est en août;
au Pérou l’hiver achève, ici l’été tire à sa fin.
Il pleut des cordes, je n’ai plus 18 ans depuis longtemps et la voix de mon professeur par-dessus le chaos des machines ne m’a toujours pas lâchée.

Depuis mon premier départ, grâce à tous ceux qui ont suivi, j’ai appris à saluer autant qu’à dire adieu, à apprécier le repos que procure l’attente, à gérer l’imprévu et à devancer les opportunités. J’ai trouvé ma manière de voyager, je suis plutôt rodée, et pourtant chaque fois j’ai peur encore.

Mais on ne prend que de mauvaises décisions
quand on se laisse mener par la peur
.

J’ai peur de vivre, alors je vis.

* * *

Je reconnais l’odeur nauséabonde et le pas rythmé des passants pressés sous le ciel terne de Lima; les klaxons les altercations la radio qui débite ses chansons kitsch aux accents tropicaux; les sièges couverts de housses de billes les crucifix aux rétroviseurs des taxis les portraits de famille attachés à la prise d’air qui ne souffle plus que de la poussière; les terrasses meublées de plastique, leurs chaises et leurs tables couvertes de nappes bariolées; les toiles les linges les tissus aux couleurs impossibles, flamboyantes; la force impassible de ces femmes portant leur marmaille à bout de dos à bout de bras; les cahots les virages sur les routes bordées de précipices sans âge et de parois de vertige; les corridors étroits surchargés des marchés qu’on dirait sans issue; les trottinements précipités des chiens errants préoccupés par la guerre des trottoirs, leur espèce à renouveler et leurs puces à gratter

Me semblent changés les boulevards mugissant de VUS de gros chars brillants de voitures de bommes qui ont détrôné les Tercel en série, jadis immortelles; les devantures trouées par l’absence des cafés internet, leurs néons remplacés par l’éclat vif des flash et la valse des selfie-sticks brandis par les foules qui s’amassent devant toute chose instagrammable; le service et les manières à l’américaine, contaminés par l’uniformisation qui s’étend sur l’ensemble du monde pour répondre aux exigences d’une gent touristique vorace, implacable; les ondoiements parfois brusques de l‘espagnol dont mon oreille saisit désormais quelques nuances; la facilité déconcertante des gens à répondre aux sourires que je n’osais pas lancer la dernière fois; la proximité étrangement rassurante de ces inconnus dont j’ai cessé de me méfier d’emblée, sur lesquels mes yeux se posent sans plus de gêne; la pression de l’altitude sur mes côtes et mon front, la saveur cristalline de l’air dépouillé d’oxygène dont mon corps fatigué n’arrive plus à se passer; ma conscience accrue des montagnes fermes et constantes, qui forcent l’humilité et me rappellent que je suis et serai toujours de passage – quand bien même je reviendrais dix mille fois et mille encore.

D’ici et d’ailleurs, d’avant à maintenant
le temps définit les choses et les gens, et moi j’erre entre deux
vieille et neuve, pareille pas pareille

* * *

 

 

Kuelap, Revash et Karajia, Quiocta;
les pieds ancrés dans la poussière du sentier capricieux, avec mon sac qui pèse lourd sur mon dos, ma soif ardente et mes viscères douloureuses, je contemple la paroi rocheuse et je me rappelle qu’il est bon d’être vivante.
C’est si facile d’oublier.

Perchée à flanc de montagne, le temps se fige et j’admire d’en contrebas les morts des autres, des morts qui furent hissées haut dans la pierre il y a de cela plusieurs siècles afin de les rapprocher des dieux. Elles sont belles, les caches qui les protègent.
Je les regarde un peu gênée, comme impostrice en ces lieux sacrés qui depuis longtemps ont été pillés, saccagés; j’ai honte pour les pirates autant que pour les chercheurs qui ont dépouillé les tombes de leurs secrets, et les quelques momies restantes me semblent dégager quelque chose comme une force sourde à laquelle je ne sais comment répondre.

 

 

 


Devant un tel dévouement, je me sens vaine et démunie. Seule et sans foi.
J’en viens presque à regretter de ne croire en rien.
Mes petites morts sont si fragiles, sans le refuge d’une relique; j’aurais voulu savoir défier le ciel et la terre pour les protéger, pour les honorer.
Au lieu de quoi je les porte en bandoulière ou au creux de mes poches;
elles ne me quittent jamais et ne me survivront pas.

Mes morts à moi, mes fantômes.

Il n’y a rien pourtant ils sont là, invisibles pour qui ne sait pas regarder, posés sur mes épaules comme autant de hantises ou de rêveries.
Leurs contours flous n’ont plus grand chose à voir avec la réalité. Ils sont lourds, mes souvenirs, ils me pèsent et ils prennent la poussière; je les garde à distance mais jamais trop loin, sans savoir m’en départir. Comme une enfant devant sa collection de cailloux, je les déballe et les admire souvent. Je refais leurs traits sur les bases d’un passé chaque fois plus lointain, je redessine leur bouche et leurs yeux, leurs manières, jusqu’aux paroles que nous avons pu échanger autrefois.
À force d’être ressassés, ils ne sont plus que fantasmes délavés, barbouillés de nostalgie.
Déformés, bonifiés par l’absence mais encore juste assez réels pour me pincer là,
à l’endroit du cœur.

Ce sont des esquisses d’amis et d’amies, d’amoureux. D’un grand-père inconnu qui dit-on aimait à rire ou d’une grand-mère longtemps absente, perdue retrouvée et perdue encore, qui aura entraîné avec elle tout un pan de famille imaginaire, trop belle pour être vraie. Il y a quelque part le souvenir tendre d’un vieux chien d’un vieux chat, aussi, et puis toutes ces rencontres qui n’auront laissé dans leur sillage qu’une impression amère d’occasion manquée, trop peu trop vite; il y a la trace triste de ceux et celles que j’aurais voulu connaître, que j’ai cru connaître.

Dix ans seulement, et tant de petites fins du monde.

 

 

 


« La vie ne se passe pas sur terre, mais dans ma tête. »

– Bérénice, dans L’avalée des avalés

Il faut être fort pour brandir ses morts.
Je n’ai pas l’habitude de pleurer les miennes, petites ou grandes. Elles m’écorchent quand elles passent, mais je détourne les yeux et j’essaie de les estomper, quitte à les redessiner pour mieux me leurrer. Je refuse de me compromettre et je les entasse dans un coin de ma tête, où elles s’empilent lancinantes.
Je préfère pleurer pour les jolies choses, celles qui sont faites de beauté et d’espoir; je pleure quand c’est facile, lors des grandes manifestations et devant les enfants qui se chamaillent au parc, à cause d’une chanson qui rassemble ou d’une émission de Chantal Lacroix.

Mais il y a eu le 21 août 2017.
Je me souviens avoir pleuré pour vrai, longtemps, seule dans mon divan affaissé. J’avais le cœur brisé et l’impression de mourir un peu, moi aussi.
Je venais de perdre l’un des êtres humains dont je m’étais sentie le plus proche; seulement, je ne l’avais jamais connu, ni même jamais vu.
Je l’avais lu et c’était bien suffisant.

Réjean Ducharme est l’un de ces fantômes que je chéris douloureusement. De mes auteur.e.s préféré.e.s, plusieurs m’habitent encore; sans doute, l’idée que je m’en fais est plus vivante, plus vraie, plus réelle que bien des gens de chair et d’os.
Le jour où Ducharme est mort, il a ramené avec lui un petit bout de mon univers, tricoté à même ses récits. J’ai pleuré sans trop savoir ce que je pleurais;
pour lui ou pour moi, pour ses proches tout à la fois, j’ai pleuré pour les livres qu’il n’écrirait plus, pour toutes ces histoires sans papier, pour André et Nicole, Bérénice et Mille Mille désormais seuls.

De cette disparition, je ne me suis toujours pas remise; le monde était tellement plus beau lorsque Ducharme s’y trouvait, errant quelque part.

Et dire qu’il en va ainsi de tous mes disparus.

* * *

« C’était triste. Mais on a compris que les choses dépendent de notre volonté, qu’elles existent parce qu’on le veut bien, parce qu’on choisit à chaque seconde de ne pas les détruire. Elles existent si peu qu’on peut dire que rien n’existe. »
– André et Nicole, encore et toujours, dans L’hiver de force

 

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