Commentaires autoréflexifs sur l’acte complexe de rédaction au quotidien, ou l’art étourdissant de bâtir le discours autour du discours sans jamais pogner le cœur

par A[nne-Sophie Boudreau]nonyme


Distendu le ventre écorné de ma tasse, son fond
Aussi cerné que mes yeux dépolis. Le café qui 
brumaille
Dans mon crâne étanche. Ses volutes en coulisses
Sur les os b
lanc sale et ma tête

          est une brèche de plus dans la couche d’ozone

PHASE 1.

La naissance.

La plus grande des responsabilités, ou à peu près.
Juste une naissance de papier ou de codes binaires, une affaire de littéraires, mais quand même.
« Félicitations, mesdames Boudreau et Savard ! C’est une petite revue en pleine santé ! »
La chose est au monde, enfin, mais le labeur ne fait que commencer.
Son cœur minuscule entre mes mains, cassant.
Je me contracte.
Je suis au travail.

…presque.

Je me donne surtout l’air. Je bluff. Inspire. Expire. Inspire.
Je prends le clavier à deux mains, mais le cœur n’y est pas. J’ai le syndrome de l’imposteur et les mains qui tremblent. Les dates d’échéance sont des choses invisibles mais féroces, elles avancent à pas lourds, pesants, réguliers, elles fixent de leurs gros yeux fauves pleins de reproches et chaque fois pour gagner du temps je concentre toutes mes forces à donner l’impression d’avoir au moins entamé la tâche – faire semblant est un minimum, une première étape, un passage obligé avant d’entreprendre la véritable rédaction qui guette fatalement. 

Déni ou évitement, procrastination.
Telle est la grande malédiction des écriveux.ses en même temps que leur plus sûr refuge.
L’écran de mon ordinateur est mon miroir du Riséd.

Alors je regarde par la fenêtre d’un air concentré, mystérieux, je tapoche le bois de ma table d’un index impatient comme en chasse d’une idée géniale, je fais claquer le clavier à bride abattue Hemingway style et je soupire d’effort à la fin de cette longue phrase essoufflée qui ne mène nulle part qui semble ne jamais trouver de fin.
Tout ça sans rien faire sans rien dire vraiment, parce qu’écrire c’est aussi parfois une suspension volontaire du faire au profit du sembler faire, du dire au profit du sembler dire. 
On me dira que j’exagère, que la rédaction est une splendide aventure vers soi une odyssée intime une quête vers sa vérité intérieure. Je répondrai blasée que le voyage parfois comporte plus de pauses-pipi que de kilomètres à pieds, que les galoches finissent par peser trop lourd au bout des chevilles, qu’on en sort plus souvent qu’autrement usé.e, usé.e.

Et les lignes de mon brouillon ressemblent à des dessins d’enfants, à une carte routière qui ne va nulle part, et mes pages sont bariolées à outrance, couvertes de bonhommes allumettes sans visage.
Mes crayons gel ont manqué d’encre, et les minutes s’écoulent.
Deviennent des heures.

Quelque part dans mon univers flou, le temps se compte aussi en mots gaspillés.
Et je n’ai toujours pas écrit de chef d’œuvre. (mais au moins, j’ai un bac)


* * *

 

Explosion de soude, bicarbonate
Dans la plomberie bloquée qui régurgite en remous
Mes corps morts, mes mensonges
Maintenant l’eau chaude y coule comme sur le dos 

          d’un gros christ de vilain petit canard


PHASE 2. 

Je refuse.

J’ai peur de plonger dans ma tête, peur d’ouvrir les écluses de me faire ramasser par une déferlante de pogner un bouillon, peur de plonger parce que sous la surface tranquille ça houle ça glougloute c’est plein de recoins sombres où se cachent moult monstres chimères et fadaises.
Jörmungand, Champi, Nessie, Hydrophiinae, Muraenidae. Le Calmar Géant dans mes meilleurs jours, et dans les pires 
Procrastinationem, Anxiosus, Cusuraphobius.
Mes monstres et autres serpents de mer.
Mes sales bêtes à moi.

Je voudrais jeter mes hydres avec l’eau du bain. Lâcher la bonde et tout le reste avec, dans un tourbillon nauséeux qui me laisserait pantelante, vide mais hors de danger, délestée.
Je le voudrais très fort, mais ça boucherait mes tuyaux. 

Alors je fixe la surface trouble de ma page blanche, et il fait presque silence entre mes deux oreilles. Un silence moite qui leurre l’espace et le temps, qui tangue un peu qui clapote doucement.
Ma tête comme une vieille barque au quai.
Je crains de prendre l’eau quand les mots émergent, des mots mollusques sans consistance qui tout de même me brassent la coque et m’ancrent le cœur au bord des lèvres. Il fallait s’y attendre, parait-il que tous les bateaux font des vagues – même quand on les garde amarrés de force.

Mais j’ai le mal de mer.
Mais j’ai peur des poissons.
Mais mon maillot est trop petit.
Mais l’eau salée me donne des boutons.
Mais je ne veux pas me mouiller les cheveux.

Mais sérieux fuck le supplice de la planche.
J’accumule les excuses et je refuse fort, je baisse mon cass’ de bain jusque sur mes yeux jusque sur ma bouche, je rame pour éviter l’eau creuse, pour éviter de plonger en apnée dans ma caboche abyssale où je manquerai de souffle sans aucun doute.

Je suis déjà trop vieille pour ce genre de choses. J’ai dû perdre mon courage en même temps que mon gras de bébé que mes dents de sagesse que ma virginité.
Ça dérive depuis trop longtemps déjà, mais je souhaiterais quand même stagner en surface, juste encore un peu. Chercher longtemps l’horizon pour oublier le vide magistral en-dessous de mes orteils ratatinés.

All grown-ups are pirates. We kill pirates.
Je suis une adulte ratée qui préfère le snorkling.

 

* * *

 

Il est sans air mon vieux chat. Mort dans son
Trou noyé d’orages, aucun son sous la terre meuble. Et moi
Je roule j’étampe entre mes paumes une autre petite mort vaine
Ma ligne de vie boueuse de drosophile, j’ai gâché

          le vol d’une chose qui n’avait même pas de nom


PHASE 3. 

Je ne sais plus écrire.

Elles sont là arrogantes, elles passent dans le vide de mon écran en nuées de petites silhouettes libres et vrombissantes qui butinent qui pétillent comme s’il n’y avait pas de lendemain.
Je les écarte du revers de la main, les éclate d’un claquement de paumes.
Je les tue bêtement, par dépit ou par jalousie, j’envie leurs ailes diaphanes leur nez en trompette, je déteste mes mains molles mes fesses larges ma tête lourde qui m’encombrent, et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste. Immanquablement je m’endors et j’y meurs.

Fuck, je ne sais plus écrire. 

Je ne sais plus comment occuper mes dix doigts et ma tête dispersée.
Je me dis qu’en supprimant le sens je n’aurai plus à le chercher, c’est peut-être pour ça que je tue toutes ces choses sans importance, que je tue plein de choses qui par ma faute grâce à moi disparaissent pour toujours.
Un vieux chien un vieux chat que je n’en pouvais plus de voir souffrir,
une série de rêves d’enfant,
un roman en chantier,
une mouche ou bien encore
une tique dégueulasse sur ta nuque. 
 

Ça me tord le ventre pourtant je recommence, les doigts en suspens au-dessus d’un autre corps vaporeux. Je sais que je vais regretter. Je tue je tue pas ? Je tue. Et du bout de l’ongle comme à contrecœur j’étale ces vies fragiles, je fais mal à une mouche puis à une autre, puis encore une autre.
Vaines, si vaines les petites morts qui collent sur ma peau, qui s’enfoncent dans les fissures de mes doigts de mes poignets.

4 pièges faits maison pour se débarrasser des mouches !
Piège au vinaigre piège aux fruits mûrs piège de grand-mère p
iège au vin rouge. 
Une mouche ivre ? Cela peut paraître étrange. Mais, tous [sic] comme les hommes, les mouches aussi deviennent ivres si elles boivent de l’alcool.

Je tends l’oreille en même temps que le piège et les drosophiles chantent d’une voix fluette peut pas passer par-dessus peut pas passer par-dessous peut pas passer sué côtés, mais qu’est-ce qu’on fait ? on plonge dedans, on plonge dedans.
Hommes et mouches, condamné.es à sombrer tous.tes ensemble dans la piquette de dépanneur, et nous trinquerons en pleurs à la santé de rien pentoute.
Je les noie et à mesure je me noie dans mes propres pensées tiédasses, je nous inonde et je me vois en elles, moi aussi collée, calée, flottée morte à la surface d’un sirop amer de lendemain de veille, mixture puante de souvenirs moites de vieille bouche pâteuse de larmes de crocodile.

Je tue je tue pas ? Des fois, je tue pas.
Je choisis plutôt de tirer le coin du saranwrap de transformer ma maison en sanctuaire de mouches ressuscitées, je leur murmure hypocrite pardon pardon je suis désolée mes chéries pardonnez-moi je vous en prie, je les regarde s’envoler comateuses étourdies, et pendant un instant je me sens noble je me sens bonne de sauver in extremis toutes ces vies menacées de boursouflure éthylique.
Je contemple mes minuscules miraculées qui retournent se cacher entre deux pelures de bananes à soixante-neuf-cennes-la-livre, et j
e me sens encore plus vide qu’avant.
Un peu moins seule, mais tellement vide.

Et je retourne à mon écran bleuâtre, j’essaie d’écrire j’essaie encore pour peut-être me racheter peut-être pour faire revivre, peut-être pour rattraper cette chose qui m’échappe chaque jour un peu plus depuis que j’ai vieilli, depuis que j’ai laissé mon vieux chien mon vieux chat mourir sur une table en inox et avec eux mon adolescence
depuis que 
j’ai jeté mes disquettes mes cahiers Canada tout ce que j’avais de brouillons
depuis que j’ai renoncé à la paléontologie à la carrière d’exploratrice
depuis que
 le crémage à gâteau est devenu trop sucré
Maintenant l’écriture les rêves et les desserts me donnent mal au cœur.

J’écris pour renaître je finis quand même par tuer, je grave à même l’os de mon crâne sur chacune de mes côtes une épitaphe grinçante À une mouche pas comme les autres À tous ces mots qui ne sont que des mots À mes petites morts vaines et moins vaines Ah pis à quoi bon, et j’accepte finalement que c’est moi ici qui meurs à petit feu.

Je me dis que tous les moyens sont bons pour me donner l’impression de faire quelque chose n’importe quoi, pour éviter de décider si c’est de vivre ou de mourir qui me fait le plus peur. 

Alors j’écris et je tue.

On joue bien à Dieu comme on peut.

 

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