Sous l’épaule des géants

par David Morissette Beaulieu 

 

La nuit flotte sur nos têtes légères. Les ruelles de Limoilou étendent leurs secrets sous nos pas. Au-dessus, des lumières diffuses. Sous les voitures garées, des yeux félins perçant les ombres. Un appel de texte qui m’occupe l’esprit. Le thème –  le plus-grand-que-soi – qui m’amène à cette question de départ : quand, dans une vie, éprouvons-nous pour la première fois la sensation d’être traversé, sidéré par ce sentiment de dépassement, bref d’une forme de transcendance ? Je réfléchis à la question, l’esprit voguant dans mes souvenirs, un de mes bras enserrant la taille de celle qui aime accompagner mes rêveries dans les rues bleutées et nocturnes de Limoilou.

Je pense tout haut. J’énumère les plus lointains souvenirs de ma vie spirituelle. Elle m’écoute lui parler de ma mère qui, sans cesse, me pointait la beauté du monde. Puis, de mon père qui aimait me faire rouler sur des routes que je n’avais jamais vues, en prétendant qu’il connaissait tous les chemins possibles. Et puis soudain, elle s’écrie :

« Quelle évidence ! Quand nous sommes petits, nous n’échappons jamais à notre petitesse. Quand nous sommes petits, papa et maman sont grands, immenses, infinis. Nous venons au monde dans leur univers et ils en sont les dieux. Ils savent tout, peuvent tout, contrôlent tout.» Elle s’absorbe dans ses propres paroles, son être entier convergeant vers son idée. Elle la déplie avec des mots simples. Elle marche sans savoir où nous en sommes. Nous ne suivons plus un chemin, mais la lumière de sa voix qui envahit l’espace désert des ruelles limouloises. Je l’écoute et laisse les souvenirs de mon enfance jaillir en moi. Elle poursuit :

« Puis, avec les années, ce sentiment, sans pour autant perdre de sa force, sans pour autant perdre sa nécessité, se détache de nos parents pour se matérialiser sur de nouveaux objets plus lointains. Une fois le seuil de la maison franchie, il y a le bout de la rue, l’extrémité de sa ville, les frontières de son pays. L’expansion de l’être passe, à un certain moment de notre vie, par le repoussement de certaines limites, par l’absorption de nouveaux espaces à digérer. »

Je la regarde. Le mouvement de ses épaules fragiles absorbe adroitement les secousses de sa démarche. Je regarde sa délicate poitrine qui, successivement, se comprime puis se gonfle. Elle est une caresse pour l’air. Mais sa voix enveloppe toute notre attention, sa pertinence frappe fort contre les sobres façades des immeubles à logements, son souffle est celui de la nuit.

« Tu sais ce qu’est un téménos ? »

Je lui réponds que non.

« C’est un espace solennel et sacré qui est précisément délimité pour isoler la sphère sacrée de la sphère profane. Le téménos découpe, enserre et contient l’espace du sens le plus spirituel, le plus fondamental. S’insérer dans le téménos, c’est se sentir intégré dans un univers infini. Du ventre de maman jusqu’aux lointaines pépites dorées du ciel, toucher l’illimité est une expérience paradoxale. La liberté et la grandeur s’imbriquent à des sentiments d’enclavement, d’intégration, d’interpolation. Nous nous sentons contenus et non prisonniers. Nous nous sentons appartenir à une réalité qui nous est incommensurable et nous recueillons de cette prise de conscience un tout aussi incommensurable élan de liberté et une acuité décisive quant à notre identité. »

Le réverbère trace nos ombres géantes sur l’asphalte. La perspective de nos corps et de la lumière ont pour résultat de donner à mon amoureuse une taille supérieure à la mienne. Me voilà désormais à l’ombre de ses épaules colossales et encore toutes frêles sous mes doigts. Elles continuent de tanguer sous l’effet de ses pas. Je me sens à l’abri, recouvert, abrillé d’une douceur enveloppante. Plus je m’insère dans ses paroles, ses paroles qui émergent de la force condensée de ses étroites épaules, et plus je sens que je m’appartiens pleinement.

Ma petitesse est ma liberté, mon identité.

 

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J’ai 22 ans, je suis baseballeur. J’occupe ce soir, comme toujours, le poste de champ centre des Diamants de Québec. Le vent discret d’août parcourt le parc Victoria et secoue les arbres tricentenaires du stade de baseball. De ma position, j’ai une perspective privilégiée sur l’espace névralgique du jeu; une ligne droite relie mes coéquipiers formant la batterie défensive (le lanceur et le receveur) de notre équipe. J’ai beau être séparé d’eux de plusieurs dizaines de mètres, la localisation de chacun des lancers et de leurs différents mouvements ne m’échappent en rien.

Le baseball est un sport de précision où chaque millimètre compte. Artiste par excellence du stade, le lanceur brille lorsqu’il prend le plein contrôle de la partie. Il faut non seulement savoir maîtriser plusieurs types de lancers à la perfection, mais l’on doit aussi s’adapter aux frappeurs adverses, être en mesure de les repousser avec des balles rapides dirigées vers leurs poignets et les endormir avec des changements de vitesse ou des balles à effets. Savoir changer le rythme du jeu lorsque l’adversaire menace, sans pour autant affecter la concentration de ses coéquipiers en défensive représente également une tâche difficile mais nécessaire. Je suis devenu lanceur, à force de les admirer de ma position. Avec patience et grâce à de rêveuses observations dans lesquelles je me projetais – je décris ici ce que de beaucoup appellent la visualisation sportive – je me suis forgé une mémoire visuelle et émotive des gestes et attitudes à adopter pour avoir du succès du haut de la bute des lanceurs. Les stades de baseball ont pour effet de se refermer et d’enclore les joueurs de champ intérieur, les entraîneurs et les arbitres dans une atmosphère à laquelle les trois  joueurs de champ extérieur échappent quelque peu. Près des clôtures du fond, à la frontière du jeu, le bruit de la foule leur est inaccessible, tout comme les conversations de joueur à joueur… La solitude leur tient compagnie. Par nécessité autant que de cause à effet, ils deviennent de grands songeurs, ils observent avec une pointe de mélancolie le jeu.

Fouler l’herbe humide, odorante et fraîchement coupée du stade de baseball est un répit, un plaisir qui se suffit à lui-même et qui absorbe pleinement et invariablement mon esprit. Ce soir, dans la verdure enveloppante du stade, je suis un rêveur de puissance, un arrêt court vers la beauté, un voltigeur poétique. Ce soir, je perçois avec acuité les différents souffles qui soulèvent les arbres derrière moi. J’ai l’impression que de géants vieillards commentent la joute, que la sagesse du jeu vrille au-dessus de moi. À combien de joutes ont-il assisté ? S’ils pouvaient se mouvoir, s’ils pouvaient s’inviter dans la partie, les arbres du champ centre du Stade Municipal seraient lanceurs. Je suis amoureux de mon sport, de sa tranquillité, de l’univers qu’il convoque. Courir sous le mugissement bienveillant des géants du stade est un double-jeu, un double-art.

 

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4 ans ou 5 ans, je ne sais plus. Soleil ardent d’été qui se réfracte dans les vagues de la piscine. J’ai enfin toute l’attention de papa pour moi. Je lui demande, non, je lui crie de bien vouloir me prendre et de me lancer de toutes ses forces plus loin dans la piscine. Je ne sais pas encore le formuler, mais ce que je cherche à éprouver c’est l’ivresse de sa force illimitée, la bourrasque de ses bras, son pouvoir sur tout l’univers. Vas-y papa, fais-moi vriller dans les airs, lance-moi dans la piscine comme les dieux lancent la foudre sur terre.

Nouvelle technique ! Je suis désormais assez grand, me dit papa. Je devrai maintenant me placer les pieds en équilibre sur ses épaules, alors qu’il se placera à croupetons au fond de l’eau. Puis, d’un coup sec, il se redressera et je n’aurai qu’à profiter de la force ascendante pour me propulser encore plus haut.

« T’es prêt !? Un ! Deux ! TROIS ! »

Je décolle, mon corps monte et monte. Je dépasse la hauteur de la fenêtre, mon dieu est-ce vraiment possible ? Vais-je un jour redescendre ? La hauteur, la perte de contrôle de mon corps emporté par l’impulsion, la redescente et l’approche vers l’eau, son fracas à mon atterrissage. Et puis me boucher le nez pour ne pas laisser l’eau m’étouffer, reprendre contrôle sur mes mouvements une fois dans l’eau, réapparaître à la surface en criant ma joie, ma joie sans frontière; tout va si vite, tout est si formidable ! Encore, encore !

« Papa, on fait la course ! » Nous voilà prêts à dévaler la pente du fond de la rue, moi sur ma bicyclette, lui sur ses jambes omnipotentes.

«Go ! »

J’y crois, je serai le plus rapide. J’appuie de toutes mes forces sur mes pédales, mais le voilà qui s’envole à une vitesse ahurissante. Mon père est plus rapide que tous les vélos de l’univers. J’irai le répéter à tous mes copains dans la rue : « Mon père est plus fort que le tien. » Je rejoins son sourire qui s’élargit de mes yeux écarquillés.

Quand apprend-on à être un titan ?

« Papa, un jour je serai fort comme toi. »

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