Digérer le monde

par Hélène Laforest

 

Il avait toujours eu un appétit anormal. Sa mère avait dû renoncer à avoir des plantes, car il les mâchait avec ses quatre minuscules dents dès qu’on lui tournait le dos. Heureusement qu’il n’avait jamais eu le temps d’attraper le cactus.

À cette époque, il ravageait aussi les seins de sa mère. Elle aimait dire qu’il mangeait son lait plutôt qu’il ne le buvait. Quand elle l’allaitait, elle s’épuisait vite. C’était comme s’il aspirait d’elle bien plus que son lait. Ses seins, après chaque tétée, devenaient flasques comme de vieux ballons de plage troués.

Lorsqu’il avait neuf ans, un après-midi, elle avait dû aller le chercher dans une fête d’enfants, après avoir reçu un appel embarrassant. On avait servi à son fils du gâteau et, après l’avoir englouti, il s’était attaqué à l’assiette de carton, la chiffonnant et l’engouffrant d’un seul coup. Aussitôt, les parents s’étaient jetés sur lui pour l’extraire en le forçant à ouvrir les mâchoires. Sa résistance était telle que les doigts avaient dû s’enfoncer dans ses gencives, les faisant saigner. Il avait tant hurlé quand ils lui avaient repris l’assiette que tout le monde avait pris peur. En panique, on avait ensuite appelé la mère de Simon. Elle était venue très rapidement, avait amené son fils sans un mot. Personne ne s’était demandé où se trouvait sa fourchette en plastique. Ni les petites figurines de chats décorant le gâteau.

Très vite, il était devenu évident que ce n’était pas le goût des aliments qui stimulait sa gourmandise, car il mangeait tout à la hâte, en mâchant à peine, en ne savourant strictement rien, comme un affamé. Inquiétée par son appétit excessif et les choses parfois étranges qu’il avalait, sa mère avait consulté de nombreux spécialistes. À les entendre, tout était parfaitement normal. Il est en pleine croissance, se contentait-on de lui dire. Lorsqu’elle affirmait que tous ses jouets avaient disparu et qu’elle soupçonnait qu’il les ait dévorés, on lui lançait des regards désapprobateurs. Il les aura certainement fait disparaître dans les toilettes, lui répétait-on, c’est commun, madame. On avait une explication pour tout. Aussi les tests médicaux qu’on avait fait passer à son fils s’étaient-ils avérés tout à fait sains.  Il fallait cesser de leur faire perdre leur temps.

* * *

À l’adolescence, l’appétit monstrueux de Simon devint gargantuesque. Sa pauvre mère cumulait les heures supplémentaires pour répondre aux besoins alimentaires de son fils, qui engloutissait avec une rapidité exaspérante toute la nourriture qu’elle rapportait. Malgré tous ses efforts, elle voyait régulièrement des meubles rongés, des coussins éventrés et dégarnis, et elle ne trouvait plus certains bibelots, bijoux précieux et vêtements. Heureusement, ils n’avaient jamais eu d’animal de compagnie.

Durant sa courte vie, Simon rencontra plusieurs femmes, mais elles ne restaient jamais longtemps; chacune d’elles avait l’impression d’être à ses yeux un véritable morceau de viande. Pour lui, avoir une relation sexuelle consistait à faire semblant de dévorer l’autre, faire semblant très fort : planter ses dents trop creux dans la peau, lécher le sang qui coule parfois, mâcher les cheveux et les oreilles. Naturellement, les femmes prenaient peur, les unes après les autres.

Il va sans dire que Simon appréciait particulièrement les buffets à volonté et les concours de dévoration — qu’il remportait tous sans effort et sans trop convoiter le trophée de la victoire, sinon pour le dévorer : manger était tout ce qui l’intéressait vraiment.

Et puis un jour, sa mère lui rendit visite et le trouva allongé sur le plancher de la cuisine, inanimé, le regard fixe, le gosier rempli de trois épis de maïs, de plusieurs feuilles d’essuie-tout chiffonnées, de stylos, de fromage râpé, de frites grasses, de circulaires, de fils électriques et de bien d’autres choses qu’elle ne pouvait voir. Elle demeura longtemps sous le choc avant d’appeler les urgences. Cette mort la laissait tant perplexe qu’on demanda une autopsie.

Le pathologiste chargé d’examiner le corps fut stupéfait par la taille de l’estomac de son sujet. Cet organe avait pris des proportions gigantesques, à tel point qu’il avait fini par écraser, voire pulvériser d’autres organes, dont les poumons mais aussi le cœur et le foie. Les côtes avaient dévié. La vésicule biliaire avait grossi pour répondre aux besoins de l’estomac, s’était agglutinée à lui. Les intestins étaient anormalement réduits et simplifiés; la vessie et les reins, aplatis. La conclusion du pathologiste était que le patient avait péri d’un peu partout à la fois.

Il aurait pu ouvrir l’estomac pour en vérifier le contenu, mais il le trouvait si spectaculaire dans sa forme intacte qu’il n’en fit rien. Le défunt avait signé sa carte de don d’organes, mais ce n’était guère utile tant ils étaient endommagés. Restait l’estomac, qu’il voulut conserver pour faire avancer la science tellement il était unique. Il isola donc l’organe, laissant, comme greffée à lui, la vésicule biliaire, une partie de l’œsophage et une section du duodénum. Le pathologiste le contempla avec avidité, s’imaginant déjà l’envol que pourrait prendre sa carrière grâce à sa découverte. Il quitta la pièce pour appeler le responsable du laboratoire.

À son retour, les viscères étaient introuvables.

Il mit la pièce sens dessus dessous, angoissé à l’idée que lui échappe cette chose si précieuse. Il traita même sans ménagement le corps du pauvre homme mort, fouillant dans sa chair comme dans un portefeuille où il ne resterait plus un sou, comme si cette monstruosité avait pu décider de jouer à cache-cache sans prévenir, comme si elle pouvait s’être dissimulée dans les jambes maigres, dans le crâne osseux, dans les doigts noueux. Il le fouilla tant et si bien que si un collègue avait par la suite examiné le corps de Simon, il aurait déterminé que sa mort avait été le résultat d’une vaste boucherie.

Horrifié, le pathologiste dut se résoudre à accepter sa perte, aussi indigeste fut-elle. Il fit une crise épouvantable que personne n’entendit, frappant de ses poings ridicules le sol froid et visqueux.

* * *

À ce moment, l’estomac se trouvait déjà à une distance considérable. Dans son énervement, l’homme n’avait pas repéré la traînée gluante, sirupeuse qu’avait laissée le fugitif, une traînée qui rappelait celle de la limace. Dans sa fuite, l’évadé de laboratoire avait ingéré des roches de tailles diverses, de vieux résidus d’emballages de plastique, un soulier, un gant, de l’herbe encore jaune d’un printemps tardif, une colonie de fourmis qu’il avait siphonnée du bout de sa curieuse trompe, à la manière d’un fourmilier, une boucle d’oreille brisée, des tessons de bouteilles et beaucoup de terre. Sa faim était apaisée, un peu.

Maintenant, l’estomac avait acquis son indépendance, mais la présence d’un corps protecteur lui manquait. Trouvant le cadavre d’un chat fauché par une voiture, il enfila la peau de l’animal comme on enfilerait un gant, non sans en avoir d’abord aspiré les viscères juteux et aplatis. La tête du pauvre félin gisait là où aurait pu se trouver celle du monstre, s’il en avait eu une. La grosse masse s’éloigna sur ses petites pattes. Sa démarche était étrange, maladroite, dénuée de la grâce des vrais chats. Mais l’illusion, si on ne s’attardait pas trop, tenait bon.

Malgré le fait qu’il ne pouvait pas voir, n’étant pas pourvu d’yeux (sauf ceux, éclatés, de la tête de chat), l’estomac était aiguillé par une forme de clairvoyance, d’instinct qui lui permettait de toujours trouver quelque chose à engloutir. Sans cesse affamée, dévorant tout, la chose croissait, gonflait, enflait. En moins d’une semaine, elle avait atteint la taille d’un dauphin. Bientôt, la bête se creusa un abri dans un parc en aspirant la terre. Elle ne sortirait désormais plus en plein jour. En fait, la faim qu’elle ressentait toute la journée faisait en sorte que le soir venu, elle ne se contentait plus d’être une poubelle vivante, un charognard, un aspirateur d’insectes. Elle ouvrait toute grande sa large gueule molle et avalait sans discrimination des êtres entiers d’une taille satisfaisante — ratons laveurs, hommes, mouffettes, femmes, enfants, vieillards, labradors, famille d’écureuils. Lorsque ses proies présentaient des dimensions incommodantes, la créature les enduisait d’acide à la manière d’une mouche. Ses victimes ne hurlaient pas longtemps, car elle s’assurait de projeter l’acide en premier sur la gorge pour que soient rongées au plus vite les cordes vocales.

La bête devint complètement grotesque, d’autant plus qu’il lui était de plus en plus difficile de se déplacer. Une nuit, elle laissa tomber son pelage, sa tête de chat devenue ridicule sur cette masse gigantesque, et parvint non sans difficulté à traîner son immense corps visqueux jusqu’à la rivière ceinturant la ville. Là, elle se laissa porter par le courant. Se servant de son bout de duodénum comme d’un flagelle, l’estomac put se mouvoir avec plus d’aisance que sur terre et trouva bientôt refuge dans le vaste ventre océanique, où il se mit à croître démesurément. La chose polluait les eaux de ses abondants excréments, les vidait progressivement de toute vie. Elle était insensible à la beauté des coraux, à la fragilité de l’équilibre marin. Elle avalait tout, sans distinction. Rapidement, elle atteignit la taille d’une baleine bleue.

Quelques années passèrent et, un jour, l’estomac se fit prendre dans un immense filet de pêche, que les marins eurent beaucoup de mal à soulever. Quand ils virent la taille et l’aspect monstrueux de leur unique prise, chacun fut d’abord saisi de terreur, puis s’enthousiasma à l’idée de devenir célèbre en rendant publique cette phénoménale trouvaille.

Mais à peine la chose était-elle remontée sur l’embarcation que déjà les marins s’étaient changés en bêtes insensées. On n’envisageait aucunement de se partager les honneurs; on voulait tout pour soi. Tandis qu’on se partageait des coups de gueule et de poings, la créature avait dévoré le filet et aussi tous les mâts du bateau, sans même qu’ils ne le remarquent. D’un coup de queue-duodénum, elle envoya l’intégralité de l’équipage valser dans l’océan. Elle pourrait les retrouver plus tard pour une collation légère, mais avant, elle enfourna le navire et, avec lui, la mère de Simon. En effet, par le plus grand des hasards, celle-ci avait accepté à contrecœur d’accompagner son tout nouveau conjoint dans un « voyage de pêche fabuleux et inoubliable » et elle restait dans la cale depuis le premier jour, submergée par un mal de mer qui se déclinait en plusieurs teintes. D’une bouchée, la bête libéra cette femme, jadis sa mère, de ses terribles nausées.

On peut s’étonner que l’ironie soit si grande et le monde si petit; et encore, c’est sans doute pire quand on est un monstre mesurant plusieurs dizaines de mètres.

* * *

Au bout d’un peu moins d’une décennie, ayant efficacement vidé toutes les eaux de la Terre de leurs multiples formes de vie tout en grossissant dans la plus grande discrétion, l’estomac-monstre effectua un retour vers la terre ferme.

En se traînant sur son ventre immense, il parcourut lentement la ville côtière sur laquelle il avait abouti par hasard. Ses sécrétions acides rongeaient l’asphalte et le béton des rues. Il gobait des autobus, des tramways, des trains, des voitures, des cyclistes, des piétons, des lampadaires, des viaducs et une multitude d’accessoires urbains pour se nourrir autant que pour se frayer un chemin, son corps ne passant qu’avec peine dans les plus grandes artères. Bientôt, il aspira des maisons, des garderies, des écoles, des prisons, des résidences de retraités, des hôpitaux, des centres commerciaux, des usines, des gratte-ciels. Tout y passait. Ce qui n’était pas englouti était broyé sous sa masse toujours grandissante.

À peine se rendait-il compte qu’il avalait des êtres humains, lui qui avait autrefois habité l’un d’eux; à son échelle, l’humanité n’était rien de plus qu’une sorte de krill, une poignée de nutriments, une multitude d’égos à dissoudre par une simple giclée d’acide. Il n’y avait rien pour l’arrêter, et l’estomac, au contraire, prenait de la vitesse, développant un nouveau moyen de locomotion qui consistait à rouler sur lui-même à la manière d’un rouleau compresseur. Ainsi, la civilisation humaine se concassait facilement. En une fraction de seconde, on pouvait émietter le produit de plusieurs millénaires de recherches fécondes, de développement technologique de plus en plus poussé. Il suffisait ensuite d’en aspirer les miettes.

Bien sûr, les hommes s’étaient rassemblés et organisés dans leur désir d’abattre la bête, mais celle-ci aspirait les balles à mesure qu’elles étaient tirées, dissolvait les bombes, gobait les boulets de canon comme de gros raisins volants, engloutissait les lames et les projectiles plus vite qu’un avaleur de sabres, prenait les armées pour des buffets, et quand on parvenait à l’atteindre, on l’égratignait à peine tant sa paroi était à toute épreuve. Dans sa vaine résistance, à force d’alimenter la chose en viande et en armes, l’humanité n’avait réussi qu’à précipiter sa propre chute.

Avec le temps, toutes les métropoles du monde furent défigurées, réduites non pas à des ruines, mais à des déserts. Les régions étaient plus dépeuplées que jamais. Seuls les oiseaux échappaient à la tyrannie stomacale. Ils n’en avaient d’ailleurs plus pour longtemps, leurs sources de nourriture se raréfiant de manière extrême. Et lorsque l’estomac lui-même en vint à ne plus trouver de quoi se nourrir, il plongea sous la terre, creusa jusqu’à arriver tout au centre.

Il mangea le noyau terrestre et s’installa à sa place.
Pour la première fois de son existence, il n’avait plus faim.

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