Bellemort

par Simon Normand

 

On l’appelait Bellemort, mais son vrai nom c’était Bellemarre, Aretha Bellemarre. Elle était arrivée au village quand j’étais très jeune. On la voyait pas souvent parce que ses parents lui interdisaient de sortir, mais on la connaissait, ou, à la limite, on savait qu’elle existait. Je me souviens que lorsqu’on la regardait, on avait l’impression d’y voir une espèce de copie miniature de Stevie Nicks dans les années 60, avec ses longs vêtements de soie transparents.

Je lui avais donné rendez-vous à 15 h un mercredi. Elle, elle m’avait dit de venir la chercher chez elle. Dit comme ça, ça donne la parfaite illusion que je m’en allais à mon premier rendez-vous. Mais c’était pas ça. Loin de là.

Je devais lui péter les dents à grands coups de jointures.

Il se trouve que ce matin-là, j’avais perdu une gageure sur une partie de balle au mur. Le Gros Julien m’avait dit : « T’es pas game d’aller frencher la petite Bellemort. »

– Es-tu fou ? A va m’envoyer chez le diable !
– T’es chicken, Lacroix ?

Dans ce temps-là, tout le monde s’appelait par son nom de famille, sauf le Gros Julien. C’est peut-être parce qu’il était le leader de facto de notre clique qu’il se méritait ce passe-droit, mais je pense que c’est surtout parce qu’il était le plus grand, le plus gros, et le plus imbécile de nous tous. Reste que, oui, j’avais peur.

– Autant aller lui péter les chiclets…
– Bon ben c’est ça ! Tu vas l’inviter à sortir, l’emmener avec toi au parc près de la fontaine pis tu vas y casser les deux dents d’en avant, pendant que nous autres, on va regarder dans les estrades.

Qu’est-ce que je pouvais répondre à ça ? Dans ce temps-là, c’était soit tu le fais, soit tu le fais pas pis t’es pu dans gang. J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai invité la petite Bellemort à me rejoindre au parc à 15 h, mais elle m’a dit non. Elle voulait que j’aille la chercher chez elle avant.

Et ça, je vais vous avouer que ça me dérangeait pas mal plus que de devoir faire face à une fille de 12 ans. L’affaire c’est que les Bellemort vivaient dans une petite maison en bois blanc en retrait du village, un espèce de vieux shack délabré que le vent poussait d’un bord pis de l’autre. La place faisait peur en maudit. J’ai cogné à la porte et je sais pas si c’est les esprits qui hantaient les lieux ou si c’est juste le fait que c’était un vieux taudis qui tenait plus debout, reste que la porte s’est ouverte toute seule.

Je suis entré et le détail qui m’a le plus marqué, ç’a été l’odeur. Son père était taxidermiste. Ça, je le savais. Ce que je savais pas, c’est qu’il faisait ça chez eux. Pis partout, on aurait dit que ça sentait la mort. Un mélange de viandes pourries et d’acide ou de vinaigre, et je pouvais pas m’empêcher de penser que ça venait des cadavres d’animaux qui traînaient sur les comptoirs, des têtes de chevreuils pis d’autres affaires qui étaient accrochées au mur.

Sur la table, il y avait un jeu de cartes. J’ai toujours aimé jouer aux cartes, mais là, celles-là me disaient rien. C’était juste des bonhommes avec des noms bizarres pis y avait pas de cœur ou de trèfle. Je me suis retourné et c’est là que je l’ai vue, dans le cadre de porte menant au salon.

– Je présume que c’est la première fois que tu vois un jeu de tarot. Tu veux que je te tire ?

J’ai regardé la grosse carabine clouée sur le dessus de la cheminée pis je me suis demandé qu’est-ce qu’elle voulait dire par là. Elle m’a pointé la chaise à l’autre bout de la table et, les fesses bien bien serrées, je me suis assis. Dans ma tête, des centaines de malédictions passaient à toute vitesse alors je me disais : « Obéis, sinon tu vas te ramasser accroché au mur. »

Pis là, pendant un long cinq minutes, on a plus parlé. Elle a juste tourné les cartes dans ses mains. C’est long en titi cinq minutes où tout ce que t’entends des fois c’est son père, dans pièce d’en arrière, qui te découpes quelque chose à grands coups de couteau. Tchlak! Tchlak! Tchlak! Des fois, elle me regardait et je me disais que je pouvais plus l’inviter à aller au parc. Elle me donnait trop la chienne.

– Bon, Jérémie. T’es prêt ?
– Prêt à quoi ?

Pour toute réponse, elle a tourné la première carte. Ses cheveux tombaient jusqu’à ses épaules nues. Ses yeux ressemblaient à un accident de voiture. On sait qu’on doit pas regarder, mais on regarde pareil. Avec la peur au ventre.

– Le Bateleur, hein ? Intéressant, qu’elle a dit avant d’en retourner une autre. Le chariot… Ah ! le Diable. On est sous mauvaise influence, Jérémie ?

Et elle m’a tiré dix cartes comme ça. Je me souviens de toutes celles qui ont suivi par cœur, comme si c’était hier, je me souviens de leurs dessins, des lettres, de tout. Il y a eu le Pendu, la Tour, le Soleil, l’Impératrice, la Lune, la Force et, rendue à la dernière, Aretha Bellemarre a attendu avant de la tourner.

– Est-ce que t’es prêt ? C’est ton futur, ça…

Honnêtement, je savais pas si j’étais prêt ou pas. J’avais aucune idée de ce qui se passait. J’avais l’impression que des yeux me regardaient sans que je les vois comme si plein de fantômes étaient dans la pièce avec nous. Elle a tourné la dernière carte qui s’est révélée être un squelette avec une grande faux.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Ça veut dire que tu vas me rendre un service et aller porter ça au Gros Racicot.

Et je me souviens encore de ce qu’elle a déposé devant moi. Deux dents. Deux grosses dents. Des dents de loup-garou. Ou du moins, c’est ce que je pensais. J’ai regardé la petite Bellemort et j’ai eu l’impression que tous mes secrets étaient désormais à portée de sa main.

Je suis parti en courant. Je suis retourné chez nous. Je m’en foutais de plus être dans la gang. Je voulais juste être loin d’elle. Je me souviens de sa voix, sur son perron, qui me crie :

– Que je te voie essayer de me casser les dents, Jérémie Lacroix !

Deux jours plus tard, je suis retourné la voir. En partie pour m’excuser. En partie pour pas qu’elle me jette de mauvais sorts. Elle, en échange, m’a redonné les deux dents. Je les ai fait tourner dans mes mains pour les regarder. C’était bien elles. Deux dents de castor.

– T’es un maudit épais, Jérémie Lacroix.

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