Instant Gagnant

par Arnaud Ruelens-Lepoutre 

 

 

 

Les chums sont partis, trop tôt. Mike m’a encore plumé, une straight dans les dents. Ils avaient tous de quoi à faire, après. Comment tu peux prévoir de quoi un lundi après une soirée poker? Le chat s’étire sur mon ordinateur portable, bien au chaud. Pas le goût d’écrire, de toute façon.

Un post-it sur la lampe de chevet : Trier les photos avant la fin de semaine, dimanche, lundi. Noirs et blancs, épars, des dizaines de calepins bourrés de clichés retenus par des élastiques rongés. Mon grand-père qui répare des automobiles allemandes; Krakow 1942. Devant l’église avec la grand-mère, bouquet de lys, il avait dix-neuf ans, elle dix-sept; Bruxelles 1938. Sur le navire en arrivant au port, ma tante toute petite dans ses bras : Québec 1950. Classer tout ça par année, par personne… par lieu?

Il m’assoit sur ses genoux. Ça sent bon. Une eau de Cologne cheap, mais ça sent bon. Un lobe d’oreille énorme, un peigne rouge vin, un mouchoir en tissu. Les piles de photos se mélangent avec quelques dessins de femmes nues au fusain. Tout s’embrouille. Ça fait des mois que je ne peux plus écrire, que ça ne sort plus.

Un tas pour la famille, on les sortira à Noël, maman va brailler un coup. En selle devant l’écurie, maman jeune ado dans ses bras; Jonquière 1970. Un tas pour mes recherches, mon mémoire littéraire qui n’en finit plus. En ski devant une étrange cabane défoncée; Krakow 1943.  Un tas pour le roman. Portrait du grand-père, tellement maigre; Maurice 1945. C’était à son retour. Ma grand-mère en pin-up devant une vieille Cadillac; observez le jeu de jambes 1946. Grand-maman qui l’a pas reconnu. Se sont jamais plus reconnus, en fait, même après soixante ans de mariage. Se marier en trente-huit, tu parles d’une idée à la con.

Son corps à la morgue. Non, vous ne pouvez pas entrer. Monsieur, vous n’avez pas l’autorisation, c’est un endroit strictement réservé. Son tout petit corps à la con.

Le chat saute derrière moi, me suit jusqu’à la salle de bain. Deux autres Tylenol. La fatigue pèse, mais le sommeil ne vient pas. J’ai de quoi de bloqué. Les gars n’ont pas compris grand-chose. Une migraine, c’est une migraine, pis de l’insomnie, c’est de l’insomnie. Tu relances la mise, ou tu te couches? J’ai du sel dans l’engrenage, Mike, ça écrit plus. Une phrase ici et là.

Bah, l’inspiration, ça passe et ça revient. All in. C’est ça être un artiste, vieux. Straight flush, désolé, mon chum.

Peuvent pas comprendre. Son fantôme qui se pointe à la tête du lit, sur ma chaise de chevet pleine de linge, mais qui se refuse à parler sur le papier. Ça crisse, ça coince. Du sel à fondre avec de l’alcool. Ça, c’est une idée. J’en décapsule une, m’évache un peu plus sur le divan et laisse le chat courir derrière le bouchon. La blonde est chez ses parents, les amis avec leurs blondes, il y a des soirs où les cristaux liquides de l’écran sont les meilleurs amis de l’homme. Vingt-trois heures vingt, y doit bien passer un remake de Bleu Nuit quelque part, mais ça l’air que mes quatre postes gratuits ne se rabaisseront pas à ça. Un danseur à claquettes de huit ans finit ses courbettes, les parents se mouchent. Mille piasses pour le jeune. Les autres participants, tous adultes, cachent leur déception en se serrant la main, l’air nunuche. Un petit aller-retour au frigo s’impose. Bande de caves. Comme si mille piasses allaient changer leur vie. Déjà chanceux d’être passés à l’écran.

Je me révache dans le trou du divan; décapsule. Le chat attendait sa nouvelle proie. Patience récompensée. Il saute sur le bouchon et l’emporte aussitôt, dans la chambre, sûrement. Vingt-trois heures trente, quelques tours rapides d’annonces publicitaires. Faut dire que ça faisait un bon bout que j’avais pas pris le temps d’écouter toutes ces cochonneries. TQS a beau avoir changé de nom, ça reste la même merde télévisée. Peut-être même pire. Un rouquin maigre comme un junkie se pointe dans un studio trop éclairé et commence à gueuler :

– Voulez-vous gagner de l’argent!? Hein? Voulez-vous gagner du cash à soir, vous autres? Assisez-vous ben comme il faut, pis changez surtout pas votre canal. À soir, on va en passer des jeux, on va en donner du cash!

Impossible. L’instant gagnant, sûrement l’émission québécoise la plus reprise sur YouTube. Des taouins prêts à tout pour se faire avoir, pis des animateurs en colère contre leur propre régie, contre les questions merdiques qu’on les oblige à poser. Nouveau tour d’annonces. Faudrait que je downloade un film, mais à soir, piratebay.com semble plus loin que le Vidéo-éclair. Le frigo aussi. Le tiroir à bières est vide, reste plus que la grosse Chouffe réservée pour un souper d’amoureux cette semaine. Va pour le scotch. L’autre innocent crie encore dans le salon. Faudrait vraiment que je trie ce merdier, j’en connais une qui est tannée de mes p’tits tas de photos partout. Au début, elle respectait la mort du vieux, mais y paraît que « Là, ça va faire… » Faudrait que j’y dise pour le fantôme à la tête du lit. Faudrait qu’elle sache qu’il gémit, assis sur ma chaise pleine de linge. L’ordi éclaire le petit bureau en bleu, puis se met en veille. J’y retourne après mon verre. Promis. Ou l’autre d’après.

– Okay, okay, fini le niaisage! Voici votre premier jeu et on commence la mise à cent piasses. Cent belles piasses! Go! Ouvre-moi les lignes, en régie. Go! Go! Go!

Le rouquin me pointe du doigt en criant qu’il faut que je me concentre, que je vais faire ben de l’argent à souère. Des heures et des heures, seul à crier après une caméra et à répondre aux appels tordus… ça fait-tu pas peur d’être rendu là, rien qu’un peu? Trouver le nom d’une marque automobile dont la deuxième lettre est un « o ». Pauvre gars. Pogné de même dans un studio vide, tout seul avec une caméra optique qui te zoome la face à tout bout de champ. Faut le faire, quand même. Ta blonde, ta famille, tes chums qui te regardent danser comme un vrai clown en attendant l’appel de quelques gars chauds : « J’me crosse, pis j’te r’garde! ». J’imagine que ça doit arriver plus souvent aux filles. Presque minuit. Des somnifères pourraient faire l’affaire. Juste pour ce soir. Le vieux aura qu’à gémir tout seul sur le tas de linge, tiens.

– Oui, allô! À qui je parle? Allô? Oui, votre réponse. Corolla? Non, désolé, c’est pas celle-là… Faut réfléchir simple, faut pas réfléchir même, faut appeler! Faut appeler tout de suite, faut faire ça, là, là! Pourquoi vous appelez pas? Pourquoi? C’est pas assez? On augmente : deux cents piasses. Oui! Oui, allô! À qui je parle? Henri? Henri, quelle est votre réponse pour deux cents piasses? Golf? Nooon. Non, non, non! Il me faut une réponse. Oui, allô! Oui, êtes-vous là? Chrysler? Ben voyons! Ben non! Regardez la question avant d’appeler, regardez la question, lisez la question. La deuxième lettre doit être un « o ». C’est facile, y pourrait y en avoir une dans votre entrée, dans votre rue, dans votre quartier. Oui? Oui allô? Civic? Ben non. Non, non, non!

Une belle bande d’attardés. C’est pourtant pas compliqué comme game, pis y te donne deux cents piasses. Fuck. Trois cents. Presque un mois de loyer pour une marque de char, pis ça répond n’importe quoi. Honda, tiens, lui y’a pigé. De toute façon, y’a qu’à aller sur Google. Alpha Roméo, Honda, Lotus, Pontiac, Porsche, sont toutes là. Vive les iPhones et le Glenfiddich, pis fuck les glaçons. Porsche, ça été dit, Volkswagen aussi, reste Toyota ou Volvo. Ça doit être ça, Toyota ou Volvo, tiens, pas trop difficile. Ben non, Lincoln, ça marche pas, maudit! C’est pas smatte à dire… mais y’a donc ben du cash à faire avec les illettrés, les insomniaques et les pas-de-vie.

Bon, juste un p’tit dernier, un vrai, pis je me remets sur les photos. Faudrait acheter de plus grands verres à scotch, des vrais ballons. Ça se boit trop vite sinon. C’est rendu à quatre cents piasses, pauvre gars, y’a l’air assez découragé. J’y donne quinze minutes avant de péter sa coche.

– Allô? À qui je parle? Allô? Non, ne raccrochez pas, gang, faut pas raccrocher, j’ai quatre cent cinquante piasses cash dans mes mains juste pour vous autres. Faut donner une réponse! Toi, tu regardes l’écran? Ben qu’est-ce que t’attends pour appeler? Moi, j’ai d’autres jeux à passer, beaucoup, beaucoup d’argent à donner. Il me faut une réponse, maintenant! Go! 1-900-456-7755, c’est pour les États-Unis et 1-514-788-7755, pour Montréal pis ses environs. Go! Appelez maintenant! Non, personne? Okay, okay, cinq cents piasses, d’abord. On met un chrono, régie! Trente secondes, trente secondes pis j’arrête tout!

Ben non! Cinq cents piasses! Ben non, impossible. On paierait le nouveau balcon avec ça. Faut ben être un lundi pour que personne appelle pour donner une marque d’auto à cinq cents piasses! C’est ça, c’est parce qu’on est lundi. Un dollar par appel, check-moi ben lui donner sa crisse de réponse. Tasse-toé, le chat, c’est mon cell. 1-515-788, Merde calisse! Dix secondes! 1-514-788-7755. Appuyer sur le numéro un, okay. Comment ça, j’ai pas été connecté? Le un, ouais, okay, faut tomber drette au bon moment. Le un encore, tiens. Ça sonne, crisse! Une seconde, y est mieux de pas changer de jeu, le p’tit maudit.

– On a un appel! Oui? Oui, allô? Personne?
– Ouais, la réponse, c’est Toyota.
– Toyota, vous êtes sûr?
– Heu, ouais.
– Non! Non, non, non. C’est pas ça. Appelez, appelez encore! Je remets le chrono pour deux minutes, mais après c’est fini! Cinq cents piasses à la poubelle.

Ah ben, c’est Volvo criss! Cinquante pour cent de chances pis je choisis l’autre. Maudit moron, toi. Une minute. On peut-tu rappeler, au moins? 1-514-788-7755. Ben oui, ben oui, le un pour participer, gnagnagna. Pas connecté? Le un encore, d’abord, ça coûte ben juste une piasse par appel. Merde, pourquoi ils me prennent pas? Le un, le un, le un. Fuck!

– Une minute gang, une minute avant que ce beau paquet d’argent finisse à la poubelle. On call, on call, on arrête pas de caller!

Crisse, hey, j’fais juste ça! Non Fuck, quinze secondes! Redial, pis ça presse. Oui, le un, envoye, le un, le un, le un…

– Bon ben ça bien l’air que personne en veut de ce cash-là et la régie veut changer de jeu! Trouvez trois trains différents dans les cinquante images de trains à l’écran! Une ligne avec les lettres, une autre avec les chiffres. C’est comme un Bingo! Donnez-moi la lettre et le chiffre de la case qui est différente, c’est tout, c’est pas plus compliqué. Ça pourrait être A-1, c’est pas plus compliqué.

Ah ben, ma gang de… les calisses! Fuck off. C’est sûr qu’y a une pogne. Une ostie de pogne à marde. C’est toujours des pognes. Rien de facile. Quiens, le dernier verre. Quiens, encore des piles de photos. Des piles de monstres, ouais. On devrait rien garder quand quequn meurt. Tout brûler. C’est ça je devrais faire. Ouais. Tout ramasser ces crisses de piles-là. Les mettre dans le pot de plante vide en céramique dehors sur le balcon, pis jeter le fond de la bouteille dedans. Crac, une allumette, pis laisser la fumée noire sacrer son camp. Laisser les monstres aller se faire foutre. Il s’en irait aussi… P’têt qu’il viendrait plus au pied du lit, marcher en geignant. Sa voix aiguë qui dit à peu près rien. Qui fait juste crier assez doucement pour que je sois le seul à l’entendre. Le seul à vouloir le prendre dans mes bras, malgré la trouille. Le brasier qui lui tordrait encore plus la face. Qui lécherait son visage, pis les visages de tous les autres qui n’ont même plus de noms. Personne pour s’en rappeler. Personne pour raconter comment il a décidé de partir, sans même hésiter. Sans vraiment dire au revoir. En regardant le docteur en face pis signer sa décharge débile. Refus de traitement. Peur de rien. Plus de médocs, un cardiaque comme lui pouvait pas tenir longtemps. Y voulaient pas lui accorder l’aide à crever, mais ils pouvaient pas le forcer à prendre ses pilules.

Deux jours et il claquait. Cent kilomètres trop loin pour pouvoir le revoir. Quarante-cinq minutes de route, la pédale dans le fond comme un malade. Rien à faire. Le corps est déjà descendu, monsieur. Non, on peut pas vous laissez descendre. Tu le savais, hein. Que tu partais pas vraiment? On boit ce dernier verre ensemble, mon salaud…

Fuck tes trains à marde. Sont toutes pareils, anyway. Une autre pogne, j’suis sûr y’en a même pas un de différent. Sauf… C-2. Ouais, m’semble que la fumée de sa cheminée est moins épaisse, là. Merde, j’ai manqué ma ligne. Reste juste trois minutes. A-1, A-2, A-3, A-4…

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