Étrenner l’ordinaire

par Hélène Laforest 

 

 

 

On est quelque part entre le début de mars et la fin d’avril, mais on pourrait aussi bien être en octobre.

Sur le bord de la fenêtre, les plantes agonisent, il n’a pas fait soleil depuis une semaine. Julie les arrose un peu. Elle fait comme les nuages : elle noie la terre et ce qui vit dessus.

Ce matin, elle a envie de préparer des muffins. Au fond du panier de fruits moisit, toute seule, une vieille clémentine. Julie ouvre le frigo et se retrouve nez à nez avec un bocal de cornichons presque vide, un pot de moutarde, une bouteille de ketchup et une moitié de tomate ramollie; une flaque séchée la regarde, dérangée dans sa tranquillité. Dans le garde-manger, les tablettes, vides, n’ont plus rien à soutenir. Elle se rabat sur le tiroir à épices, secouant les pots dont rien ne tombe. Ses réserves sont à sec.

Alors elle fait une fournée de muffins à rien.

Au moment où elle sort les muffins du four, le téléphone sonne; elle marche jusque dans le salon, attrape le combiné, dit allo.

Quelqu’un au bout du fil lui annonce qu’elle a gagné une séance gratuite avec une voyante, elle raccroche sans rien dire, soupire bruyamment, regrette de ne pas avoir l’afficheur sur son téléphone à roulette; sa mère lui répète souvent qu’il serait temps qu’elle ait plutôt un cellulaire, mais ce n’est pas comme si elle sortait vraiment de chez elle. Julie se dit qu’elle aussi est sans doute reliée à son appartement par un fil, mais elle ne sait pas de quoi est fait ce fil, elle se demande si la voyante aurait pu le tâter de loin pour peut-être lui indiquer comment l’effilocher ou comment défaire les nœuds de ses attaches, puis elle rejette vite cette idée idiote, la voyante n’aurait rien vu, il n’y a rien à voir, rien à distinguer entre son présent et son avenir, qui ont la même teinte grisâtre, non, Julie ne va nulle part, elle le sait, elle n’a pas besoin qu’on le lui rappelle, elle ne veut pas trop y penser, sinon un vertige la gagne, cette sensation d’avoir pour noyau un grand vide.

Elle retourne dans la cuisine, retire un à un les muffins du moule et les pose sur une grille pour les laisser refroidir uniformément, puis elle les regarde sans avoir vraiment hâte d’en goûter un.

Dans le salon, la télévision parle toute seule de choses que personne n’a besoin d’entendre.

En marchant de la cuisine à la salle de bain, Julie se demande si ça ressemble à ça une dépression ou si elle souffre simplement d’un encrassement des yeux qui l’empêche de voir les couleurs, peut-être son cerveau est-il empoussiéré, peut-être ses cellules sont-elles ratatinées, et en se lavant distraitement les mains, elle fait tomber dans le lavabo la petite bouteille de savon qui se brise parce qu’elle n’est pas en plastique. Elle est en verre, raison pour laquelle Julie la préférait à d’autres bouteilles, mais maintenant elle est un peu cassée. En fait, elle a volé en éclats, en gros éclats. Julie pourrait mettre du ruban adhésif, mais les failles ne s’oblitèrent jamais parfaitement, ça finirait par couler sur le comptoir, alors elle transvide plutôt le peu de savon qu’elle parvient à récupérer dans son ancien récipient en plastique, qu’elle a conservé dans l’armoire sous le lavabo parce qu’elle n’avait pas le cœur de s’en débarrasser. Après tout, elle s’en était servie quotidiennement durant deux ans, le remplissant religieusement une fois par deux mois; au fil du temps, Julie a fini par se sentir responsable de lui, d’une certaine façon. D’ailleurs, en remplissant pour la première fois la nouvelle bouteille plutôt que l’ancienne, ses mains avaient tremblé un peu, comme si elle commettait un acte de haute trahison.

Retournant à la cuisine, Julie dépose la bouteille cassée dans la poubelle, et dans sa poitrine naît une angoisse qui prend bientôt toute la place, faisant de son corps recroquevillé une lourde pierre qui glisse par terre.

Cette angoisse teintée de culpabilité, de désespoir et de nostalgie s’extirpe d’elle en sanglots qui jaillissent comme des hoquets, en larmes qui inondent le prélart beige de la cuisine; Julie ne sait pas trop ce qui lui arrive, elle ne pense pourtant qu’à la bouteille, elle se répète personne n’est mort, personne n’est mort, mais cette bouteille qui lui a servi à peine trois semaines et qui se retrouve parmi les ordures, c’est un petit drame qui fait tout exploser, elle est cette bouteille bêtement brisée, elle s’imagine à sa place, couchée entre un sac de chips vide et un emballage de biscuits, enrobée dans une feuille de salade défraîchie, déportée vers le dépotoir, puis enterrée dans une fosse très commune, et elle se dit alors que je serai morte depuis longtemps la bouteille continuera à ne pas trop savoir comment se décomposer et voilà à quoi j’aurai servi, j’aurai répandu tout un tas de choses qui ne savent pas très bien comment disparaître, alors que moi je disparaîtrai aisément, comme si je n’avais jamais existé.

Elle pense à tous ces déchets qu’elle a jetés au cours de sa vie et se demande si son existence vaut vraiment tout ce gâchis.

Et puis ça cogne à la porte. Julie se lève, s’essuie le visage et va ouvrir, le facteur lui remet un colis, elle avait oublié cette commande, elle signe et active les muscles de son visage pour simuler quelque chose comme un sourire.

Elle retourne s’asseoir dans la cuisine, la boîte entre ses jambes, immobile.

Elle a reçu le rideau de douche qu’elle a commandé la semaine dernière, auquel elle n’a pas pu résister parce qu’il arborait exactement les mêmes fleurs mauves que la bouteille de savon, cette si jolie bouteille toute nouvelle dans sa vie, et elle se voyait déjà redécorer toute sa salle de bain, peut-être même repeindre les murs en lilas.

Mais le rideau n’a plus de sens, ce changement n’a plus de sens, sa vie n’a plus de sens.

Elle ouvre la boîte avec sa rage et ses dents, une gerbe de pépites de styromousse en jaillit et se déverse sur elle; imperturbable, elle s’évertue à atteindre, tout au fond de la boîte, le rideau de plastique dans son emballage de plastique.

Or, en revoyant le rideau, elle se surprend à se sentir amoureuse, comme le jour où elle l’a trouvé sur Internet, mais d’un amour pur et désintéressé : elle l’aime, lui, pour ce qu’il est; elle n’a plus besoin d’une bouteille pour lui donner sens.

Elle l’accroche malgré les cassures et les enterrements; l’odeur de plastique neuf envahit la salle de bain, les fleurs colorent un peu la pièce sans fenêtre.

Julie jette le vieux rideau, l’emballage du nouveau et les pépites de styromousse, elle balaie quelques grains éparpillés et d’autres débris errant dans sa cuisine, les rassemble dans le porte-poussière et fait glisser le tout par-dessus la bouteille qui devient invisible. Elle fait un nœud dans le sac, le dépose à côté de la porte d’entrée, à côté de celui qu’elle n’a toujours pas sorti parce qu’elle-même n’est pas sortie, elle revient dans la cuisine et installe un nouveau sac dans la poubelle.

Puis elle s’en va prendre une douche.

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